BIELEXIL – Les exilés biélorusses en Europe centrale et orientale

BIELEXIL – Les exilés biélorusses en Europe centrale et orientale. Circulations, expériences et formes de politisation après le déclenchement de la guerre en Ukraine

Porteurs du projet :
Michèle Baussant (ICM Fellow / CEFRES)
Ronan Hervouet (CEFRES / Université de Bordeaux)
Membres de l’équipe de recherche française et belge :
Pascale Laborier (ICM Fellow / ISSP)
Ekaterina Pierson-Lyzhina (Cevipol, Université libre de Bruxelles)
Tatyana Shukan (Cevipol, Université libre de Bruxelles)

Un projet soutenu  par l’Institut Convergences Migrations dans le cadre de l’appel flash Ukraine grâce au soutien financier de la Fondation de France.

Résumé
La recherche aura pour objectif de comprendre les conséquences du déclenchement de la guerre en Ukraine sur les exilés biélorusses, qui ont fui leur pays après 2020 et qui avaient trouvé refuge en Ukraine, en Pologne, en Lituanie et en République tchèque. Il s’intéresse en particulier aux circulations, aux expériences et aux formes de politisation. Financé par l’Institut Convergences Migrations (ICM), il est hébergé par le CEFRES et coordonné par Michèle Baussant et Ronan Hervouet.

L’exil biélorusse en Europe centrale : éléments de contexte
Élu pour la première fois en 1994, Alexandre Loukachenko est candidat en 2020 à un sixième mandat. Les élections, entachées de fraudes à grande échelle, entraînent un mouvement de protestation d’une dimension inédite dans l’histoire de la Biélorussie, que le régime étouffe progressivement en exerçant une répression d’une  ampleur exceptionnelle. Depuis août 2020, plus de 40 000  Biélorusses ont été interpelés pour une raison ou une autre, plus de 3000 cas de torture ont été recensés. En mai 2022, près de 1200 prisonniers politiques croupissent dans les geôles du régime. A cela s’ajoutent la liquidation de 550 ONG, l’interdiction d’une centaine de médias, la qualification d’extrémistes pour près de 400 chaînes Telegram, blogs ou chats. Anastasia Kostiugova, fille de la politologue Valeria Kostiugova arrêtée en juin 2021 et incarcérée depuis, est aujourd’hui la chargée de communication de Sviatlana Tsikhanouskaïa. Elle résume ainsi la situation dans le pays : « Avant 2020, seuls quelques opposants subissaient la dureté de ce régime. Aujourd’hui, c’est tout le monde. Si tu n’as pas été frappé toi-même, tu connais quelqu’un qui l’a été ; si tu n’es pas allé en prison, un de tes proches y est allé. Si tu n’as pas été viré de ton boulot, tu as des amis qui l’ont été »1.

Cette répression a poussé à l’exil un grand nombre de Biélorusses. L’ampleur des départs est difficile à quantifier. Selon les sources, les chiffres varient de quelques dizaines de milliers à 200 000 voire à plus de 300 000 personnes, sur une population dans le pays d’environ 9,3 millions d’habitants. Les destinations principales sont la Lituanie, la Pologne, l’Ukraine et la Géorgie. De nombreux autres pays de l’Union européenne ont également accueilli des exilés biélorusses, comme la République tchèque, l’Allemagne, la Suède ou la France.

Certains de ces pays accueillent les forces d’opposition qui ont été contraintes de s’exiler pour éviter la prison. Sviatlana Tsikhanouskaïa, menacée, a dû quitter le pays dès le 11 août 2020. Depuis son cabinet installé à Vilnius, elle continue d’organiser l’opposition au régime et mène une politique étrangère très active. De son côté, Pavel Latushko, ex-ministre de la culture et ex-ambassadeur biélorusse à Paris, qui a fait défection après le 9 août, dirige à Varsovie l’« Administration nationale anticrise » (NAM), sorte de gouvernement parallèle visant à préparer l’après Loukachenko. Ces différents pays accueillent aussi des groupes sociaux qui sont vus par le régime comme des éléments dangereux et qui sont particulièrement visés par les répressions. C’est le cas des journalistes. 300 à 400 d’entre eux ont fui le pays, en s’installant d’abord à Kiev. Ces départs concernent plus généralement le monde intellectuel. Enseignants, étudiants, avocats, artistes, employés d’ONG et de think tanks ont trouvé refuge à l’étranger. Le secteur des IT est aussi concerné par ces départs. Plus de 40 sociétés informatiques ont délocalisé, au moins partiellement, leurs activités en Lituanie pour la seule année 2020. Une partie de ces exilés rejoignent l’opposition, organisée en réseaux, et continue de mener le combat depuis l’étranger, en soutenant les activistes restés dans le pays, en défendant les sanctions internationales, en documentant les crimes du régime et nourrissant la justice internationale (comme le réseau de policiers dissidents Bypol), en lançant des cagnottes pour soutenir les détenus et leurs familles, en créant de nouveaux médias (comme Malanka Media), en proposant des plans de réformes en Biélorussie, etc. Ces pays accueillent aussi de nombreux citoyens ordinaires, qui ont participé à la contestation, parfois de manière lointaine mais qui pourtant se sentent menacés dans leur pays. Ils sont infirmières, médecins, routiers, ouvriers, etc. En 2020, ils ont organisé des cagnottes pour les familles de détenus, inscrit sur les murs des slogans contestataires, défié le régime en défilant
sous des parapluies rouge et blanc (les couleurs de la contestation) ou en engageant des discussions sur l’application Telegram, et ont dû se résoudre à quitter leur foyer par crainte de mesures de rétorsion (amendes, licenciements, menaces, prison). Dans les mois qui suivent leur départ, les exilés continuent parfois de vivre dans la crainte ou la peur d’une « répression sans frontières »2, en particulier dans l’Ukraine d’avant la guerre où ils conservent un
sentiment de plus grande vulnérabilité vis-à-vis des services biélorusses.

Les conséquences de la guerre en Ukraine sur l’exil biélorusse
Le déclenchement de la guerre en Ukraine a poussé près de 5 millions d’Ukrainiens sur les routes de l’exil. Certains Russes hostiles au conflit ont également décidé de quitter leur pays, du fait du contrôle étendu et de la répression mises en oeuvre par le régime poutinien. La guerre a également eu des répercussions sur les exilés biélorusses. C’est en partie sur cette question que l’appel flash de l’ICM sur la question ukrainienne met l’accent dans son axe trois (« Impact de la guerre en Ukraine et des réfugiés sur les diasporas post-soviétiques en Europe »), en ces termes : « Au-delà, l’invasion par l’armée russe de l’Ukraine a suscité des mouvements de protestation et de répression qui ont entraîné des départs précipités, de Russie ou de Biélorussie, venant grossir les rangs des ‘nouveaux dissidents’ de pays assumant pleinement leurs pouvoirs dictatoriaux. Plusieurs milliers de Biélorusses, plusieurs dizaines de
milliers de Russes, journalistes, membres d’ONG, scientifiques, ou simples opposants de la guerre, actuellement menée contre l’Ukraine, se trouvent actuellement en exil. Que représentent-ils, dans quelle mesure s’engagent-ils et peuvent-ils constituer un vivier de reconstruction démocratique de cet espace face à la destruction à l’oeuvre ? »

Le projet a pour objectif de rassembler des matériaux empiriques sur la manière dont le déclenchement de la guerre en Ukraine a affecté les exilés biélorusses. La recherche porte sur plusieurs points.

Tout d’abord, une partie des exilés biélorusses qui résidaient en Ukraine jusqu’au 24 février dernier ont décidé de rester en Ukraine. Certains se sont investis dans les réseaux associatifs, afin de venir en aide aux réfugiés, tant biélorusses qu’ukrainiens, qui fuyaient les zones attaquées et bombardées. D’autres ont pris les armes et se sont engagés dans le bataillon Kastous-Kalinowski, formé par des Biélorusses ayant déjà combattu à l’est de l’Ukraine et de ce fait étant dans l’impossibilité de retourner dans leur pays d’origine, considérant que « la Biélorussie ne sera jamais libre si l’Ukraine ne l’est pas »3. La guerre en Ukraine a en effet reconfiguré certaines dimensions de la lutte politique portée en 2020 par les  contestataires. Le soulèvement ne faisait alors pas apparaître de dimension géopolitique et la lutte contre Loukachenko n’était pas synonyme de lutte contre le voisin russe. Des formes de politisation nouvelles ont émergé suite à l’agression russe, qui se traduisent par des engagements humanitaires ou militaires variés.

Une partie des exilés biélorusses en Ukraine a décidé de quitter le pays en guerre. Après avoir fui la répression à grande échelle dans leur propre pays, ils n’ont d’autre choix que de quitter le pays qui les avaient accueillis et où ils avaient peu à peu réorganisé leurs vies. La recherche mettra au jour les nouvelles circulations que le conflit a provoquées, et l’expérience du double exil que connaissent ces populations.

Les exilés biélorusses qui avaient trouvé refuge dans d’autres pays d’Europe centrale et orientale (comme la Pologne, la Lituanie ou la République tchèque), sont également directement affectés par la guerre en Ukraine. La présence de blindés et de troupes militaires russes sur le sol biélorusse, mais aussi le référendum du 27 février 2022 autorisant la présence d’armes nucléaires sur ce territoire ont fait de la Biélorussie un État cobelligérant. Cela a entraîné des sanctions de la part de l’Union européenne, qui visent les institutions économiques et politiques du pays, mais qui touchent aussi les citoyens détenteurs d’un passeport biélorusse. Les Biélorusses en exil se voient ainsi en partie associés au régime qu’ils ont combattu. Les réseaux sociaux relaient des témoignages de exilés qui connaissent de nombreuses difficultés pour obtenir ou renouveler leurs visas, quand un retour en Biélorussie serait pour eux dangereux et pourrait signifier une arrestation et une détention. En effet, la plupart des exilés n’ont pas le statut de réfugié politique. La plupart des témoignages recueillis
laissent penser que la demande d’un statut de réfugié empêcherait tout espoir de retour en Biélorussie dans le moyen terme.

Comment les parcours d’exilés biélorusses sont-ils affectés par la guerre en Ukraine ? Quelles tactiques et stratégies sont mises en oeuvre pour échapper à l’identification au régime qu’ils ont fui ? Comment les réseaux de solidarité sont-ils activés afin de surmonter ces nouvelles difficultés qu’ils doivent affronter ? Ces questions sont d’autant plus cruciales que le déclenchement de la guerre s’est accompagné d’une recrudescence du contrôle et de la
répression à l’intérieur de la Biélorussie et qu’il reste extrêmement périlleux pour nombre de participants aux événements de 2020 de rejoindre leur pays.

Enfin, l’opposition en exil, organisée d’une part autour de Sviatlana Tsikhanouskaïa à Vilnius et de Pavel Latushko à Varsovie, a dénoncé l’implication du régime biélorusse dans l’attaque de l’Ukraine. Le conflit a donné une nouvelle fois une visibilité médiatique et politique à ce pays dont l’enjeu stratégique et géopolitique pour l’Union européenne s’avère majeure. Depuis le 24 février 2022, l’opposition présente la Biélorussie comme « sous une double occupation » par la Russie et par le régime illégitime de Loukachenko. Les stratégies d’action au niveau interne visent à transformer le mouvement de l’opposition à Loukachenko et à l’autoritarisme dans un mouvement anti-guerre et pacifiste. En outre, Sviatlana Tsikhanouskaïa a déclaré lors du déclenchement du conflit, son intention de créer un gouvernement biélorusse en exil. Comment les discours de l’opposition biélorusse portant sur
la Russie et l’Union européenne se sont-ils métamorphosés durant cette période ? Dans quelle mesure la guerre a-t-elle influencé la manière dont l’opposition biélorusse cherche à articuler
la quête d’une légitimité à la fois externe et interne ? Comment cette opposition oeuvre-t-elle pour venir en aide aux exilés confrontés à des difficultés administratives dans l’Union
européenne ? Comment apporte-t-elle son soutien aux actes de résistances à l’intérieur du pays constatés depuis le début du conflit, en particulier autour de la « bataille du rail »4 ?

Notes

  1. D’Istria Thomas, « Varsovie, Vilnius, Kiev : capitales d’un exil entre espoirs et renoncement », Le Monde, 21
    février 2022 : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/18/varsovie-vilnius-kiev-capitales-desbielorusses-
    en-exil_6114282_3210.html
  2. Senécal Patrice, « Exilée, la dissidence biélorusse entre angoisse et colère », Le Devoir, 31 mai 2021 :
    https://www.ledevoir.com/monde/europe/605829/contrainte-a-l-exil-en-pologne-une-dissidence-bielorusseentre-
    angoisse-et-colere
  3. D’Istria Thomas, « Guerre en Ukraine : pour les volontaires du bataillon Kastous-Kalinowski, ‘la Biélorussie ne
    sera jamais libre si l’Ukraine ne l’est pas’ », Le Monde, 3 mai 2022 :
    https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/03/pour-les-volontaires-du-bataillon-kastouskalinowski-
    la-bielorussie-ne-sera-jamais-libre-si-l-ukraine-ne-l-est-pas_6124560_3210.html
  4. D’Istria Thomas, « La résistance biélorusse se mobilise pour l’Ukraine », Le Monde, 1er avril 2022 :
    https://www.lemonde.fr/international/article/2022/04/01/la-resistance-bielorusse-se-mobilise-pour-lukraine_
    6120152_3210.html