L’émancipation par la traduction ?
Trajectoires féminines en Europe
centrale et orientale (XIXe– XXIe siècle)
Colloque international qui s’inscrit dans le cycle « Femmes et choc(s) d’émancipation » du CIRCE / Eur’ORBEM, développé depuis 2022 en partenariat avec le CEFRES.
Lieu : Centre tchèque de Paris, 18 rue Bonaparte, Paris 6e
Date : les 17 et 18 octobre 2024
Langue : anglais et français
Organisatrices :
Cécile Gauthier (Université de Reims),
Malgorzata Smorag-Goldberg (Sorbonne Université) et
Agnieszka Sobolewska (Université de Varsovie/Sorbonne Université)
Partenaires : CEFRES, Eur’ORBEM (CNRS-Sorbonne Université)
(voir les thèses de la conférence ci-dessous)
Programme
Jeudi 17 octobre 2024
09h00 — Accueil
09h30 — Ouverture du colloque
LUBA JURGENSON, directrice d’Eur’Orbem
CÉCILE GAUTHIER, MALGORZATA SMORAG-GOLDBERG et AGNIESZKA SOBOLEWSKA
MATEUSZ CHMURSKI, directeur du CEFRES
Panel 1 : Conférence keynote
10h00-11h00
LUISE VON FLOTOW (Faculté des Lettres, Université d’Ottawa) : Early feminist work in translation: a local phenomenon
11h00-11h15 — Pause
Panel 2 : S’émanciper ensemble
11h15-12h45
SYLVIE MARCHENOIR (Université de Bourgogne) : Die Hörigkeit der Frau (The Subjection of Women) de John Stuart Mill : Enjeux et réception de la traduction allemande d’un texte fondateur du féminisme au XIXe siècle
CATHERINE GÉRY (INALCO, Paris) : L’Artel russe de traduction et d’édition des femmes (1863-1879), entre recherche d’autonomie et désir de sororité
MARIE VRINAT-NIKOLOV (INALCO, Paris) : Le rôle des traductrices dans les premières organisations féminines en Bulgarie (début XXe siècle)
12h45-14h30— Pause déjeuner
Panel 3 : Traduction et agency féminine (I)
14h30-16h
IRYNA DMYTRYCHYN (INALCO, Paris) : Lessia Oukraïnka ou la traduction comme acte d’émancipation politique: compléter la littérature nationale
ANNABEL GOTTFRIED COHEN (Le Séminaire théologique juif, New York City) : Gina Medem, the forgotten “Yiddish pasionaria”
KAREN UNDERHILL (Université d’Illinois, Chicago) : The trilingual Polysystem : Language Choice in Polish-Jewish Context of feminist Activism
16h-16h15— Pause
Panel 4 : Traduction et agency féminine (II)
16h15-17h45
POLINA DE MAUNY (Université Paris Nanterre) : La traduction féminine à Saint-Pétersbourg impérial : la revue ‘Traductions des meilleurs écrivains étrangers’ de Marko Vovtchok
ROSINA NEGINSKY (Université d’Illinois, Chicago) : Zinaïda Vengerova: femme libre, traductrice et critique littéraire
KAROLINA SZYMANIAK (Sorbonne Université) : Traduction, auto-traduction, écriture chez Debora Vogel
Vendredi 18 octobre 2024
Panel 5: Autour du modernisme
9h-10h30 (Modération : Clara Royer)
JANA KANTORIKOVA ET PETRA JAMES (Sorbonne Université, Université Libre de Bruxelles) : Entre invisibilisation et
« empowerment » – parcours de femmes traductrices en Bohême au tournant du XXe siècle
EVE FILÉE (Université Libre de Bruxelles) : Au-delà de l’ornement : la présence féminine dans la réception de John Ruskin en Europe centrale
LENA MAGNONE (Collegium de Lyon) : Percer dans le modernisme. Les traductrices dans les revues modernistes polonaises, tchèques et croates
10h30-10h45 — Pause
Panel 6: Engagement politique et résistance par la traduction
10h45-12h15
ANA-MARIA GIRLEANU-GUICHARD (Université de Strasbourg) : La traduction comme forme de dissidence : Annie Bentoiu et Sanda Stolojan, deux destins en miroir
ADELA HINCU (Institut d’Histoire Contemporaine, Ljubljana / Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca): Socialist translations. (In)accessible Writings on Women and Feminism in Romania
GALYNA DRANENKO (Sorbonne Université) : Traductrices ukrainiennes aux premiers mois de l’invasion russe. La traduction comme arme de résistance des civils
12h15-14h00— Pause déjeuner
Panel 7: Limites de l’émancipation, risques d’invisibilisation
14h-16h
ANNA LUSHENKOVA (Université de Lyon III) : Les traductions de Proust par Galina Kouznetsova
HÉLÈNE MARTINELLI (CEFRES/ENS de Lyon) : Les traductions de Zofia Nałkowska dans les années 1930
ELENA GUEORGUIEVA (INALCO, Paris) : Le faux départ d’une tradition : deux pionnières non reconnues de l’émancipation des femmes bulgares
Pause 16h00-16h15
Panel 8: Trajectoires marginales et/ ou singulières ?
16h15-17h15
CECILE ROUSSELET (Université Sorbonne nouvelle, Sorbonne Université) : Trajectoires de traduction au féminin et bénéfices de la marginalité dans le monde yiddish de la première moitié du XXe siècle
ANNA BORGOS (Réseau de recherche hongrois): Between scholarship and art: Margit G. Beke, a Hungarian translator of Northern literature
Thèses de la conférence
Invisibles et invisibilisées, marginales et marginalisées, subalternes, inférieures, ancillaires, non fiables, si ce n’est infidèles… Autant de qualificatifs qui ont longtemps pu être appliqués aux femmes comme aux traductions. Prenant le contrepied de ces représentations, on se propose de réfléchir à la traduction (en tant que théorie, métier, pratique, voire acte de création) comme possible instrument d’émancipation pour les femmes en Europe centrale et orientale, du XIXe siècle à nos jours.
Au XIXe siècle, le rôle crucial joué dans l’essor des langues et des littératures nationales par la traduction lui confère une forme de légitimité, qui pourrait croiser la mission dévolue aux femmes d’éducatrices de la nation, de gardiennes de la langue, qu’elles ont le devoir de transmettre à l’échelle individuelle (familiale) et collective (nationale). Mais se voient-elles, en traduisant, cantonnées à une pratique en quelque sorte d’intérêt général, ou bassement alimentaire, et en outre (partiellement) imitative ? Ou bien cette pratique est-elle susceptible de favoriser l’émancipation ? La question pourra être envisagée selon plusieurs angles, non exclusifs les uns des autres :
- L’émancipation économique
L’émergence des femmes traductrices est corrélée à l’essor de l’enseignement dispensé aux jeunes filles, sur les plans qualitatif et quantitatif. Or ces connaissances acquises ont pu être mobilisées par la suite comme moyen de subsistance : parmi les carrières et métiers envisageables pour les femmes qui souhaitaient ou devaient gagner leur vie, la pratique de la traduction tenait une place non négligeable. Si, du fait de son statut subalterne (attesté notamment par la fréquente omission, dans les publications, des noms des traducteurs et traductrices), ce choix (contraint ?) pourrait ne faire que confirmer la minoration de la condition féminine, elle a pu cependant – du moins est-ce une hypothèse – servir les femmes dans leur quête d’indépendance financière (même partielle), préalable requis à leur émancipation.
- L’émancipation intellectuelle
Cette question implique d’observer précisément les trajectoires de traductrices (c’est-à-dire aussi bien leur pratique effective, que les éventuels commentaires et témoignages sur cette pratique), mais également, à une plus large échelle, de dégager les grandes lignes d’une histoire des traductrices : qui étaient-elles ? quelles œuvres, quels auteurs et quelles autrices traduisaient-elles ? quels genres (littéraires, sciences humaines, textes engagés, militants) ? selon quelles modalités et critères ? Signaient-elles elles-mêmes leurs textes (quand ceux-ci étaient signés) ou avaient-elles besoin d’un pseudonyme, d’une signature masculine, d’une caution intellectuelle masculine ? Enfin, en quoi cette pratique a-t-elle pu favoriser une émancipation sur le plan intellectuel ? A-t-elle entraîné l’appropriation de nouvelles idées et de nouvelles formes, encouragé des prises de conscience et de parole, des positionnements publics, généré la constitution de réseaux ? Sur ce point les mouvements pour l’émancipation féminine ont-ils pu rejoindre d’autres combats, notamment ceux liés aux revendications nationales et linguistiques ?
Une attention particulière sera accordée à la traduction des textes fondateurs pour l’émancipation des femmes en Europe centrale et orientale : quels sont ces textes ? En quelle langue ont-ils été écrits, puis lus ? Comment ont-ils circulé, et quels sont les transferts culturels à l’œuvre dans cette circulation ?
On inclura aussi à notre réflexion le phénomène d’autotraduction et les manières dont ses pratiques contribuent à identifier, à circonscrire et à dépasser les contradictions liées à la multiappartenance et aux risques de dislocation du moi, consécutifs au plurilinguisme. L’auto-traduction est-elle l’une des modalités de l’écriture par lesquelles se manifeste la multi-appartenance des écrivaines plurilingues ? Dans quelle mesure constitue-t-elle pour les femmes un outil d’empowerment, de pouvoir d’agir, aussi bien pour promouvoir leurs propres écrits que pour contrôler leurs stratégies identitaires et politiques, en modifiant leurs textes d’une langue à l’autre, dans un continuum de réécriture, en fonction du public cible ? Ce qui nous conduira à aborder la question du statut des langues mises en regard – par exemple entre l’allemand d’un côté et le tchèque, le polonais ou l’ukrainien de l’autre – et de leur valeur sur les « marchés linguistiques », particulièrement pertinente pour l’espace austro-hongrois.
- L’émancipation artistique
Précisément parce que le plus souvent elle n’était pas considérée comme une pratique noble, la traduction a-t-elle pu, à l’instar de certains genres populaires, constituer un terrain d’action autorisé et privilégié pour des femmes instruites et plurilingues ? A-t-elle accompagné des processus de création littéraire propre, chez des femmes encouragées à prendre la plume par leur pratique de la traduction ? Ceux-ci se sont-ils combinés à elle ? Substitués ? Le passage à l’écriture personnelle (à la création artistique) s’effectue-t-il dans la langue source ou cible de leurs pratiques de traduction ? Y a-t-il eu des évolutions, des changements de langue de création pour des raisons idéologiques, identitaires (défense de la langue qui devient constitutive de l’identité) ?
On veillera cependant à ne pas réduire la traduction à un simple marchepied pour la création, ce qui ne ferait que reconduire le discours d’ancillarité auquel elle a longtemps été assujettie. On remarque du reste que beaucoup d’écrivains ont eux aussi traduit, dans un dialogue fructueux entre traduction et création, ce qui incite à s’interroger sur de semblables phénomènes de fécondation mutuelle chez des écrivaines.