Un projet mené dans le cadre du programme TANDEM développé par l’Académie tchèque des sciences, l’Université Charles et le CEFRES/CNRS réunis au sein de la Plateforme de coopération et d’excellence en sciences humaines et sociales.
Ce projet propose une étude pionnière sur les paysages mémoriels fantomatiques, matériels et symboliques des minorités vaincues qui ont été déplacées et dispersées après l’effondrement successif des entités impériales et multinationales au cours du XXe siècle, la reconfiguration des pays d’Europe centrale et orientale due à la guerre froide, et plus tard, à la chute des régimes communistes. Par minorités vaincues, nous entendons les populations qui ont été identifiées ou associées aux régimes politiques de ces formations, et considérées au mieux comme complices, et au pire comme responsables de leurs systèmes politiques de domination et/ou de dictature.
Le démantèlement territorial, social et humain de ces entités a souvent conduit les anciennes puissances impériales soit à nier ou à passer sous silence la défaite et la perte, soit à les déguiser en victoire, pour fonder ou renforcer l’identité nationale, laissant les anciennes minorités vaincues porter le fardeau encore présent de ces passés troublés. Selon des modalités et des temporalités différentes, les minorités ethniques expulsées de Prusse orientale et de Silésie, les Allemands des Sudètes et de Bucovine, les Européens d’Algérie, entre autres, sont considérés comme les « perdants de l’histoire » et se perçoivent eux-mêmes comme les « trompés » de l’histoire. Leurs cultures et leurs passés, à la fois locaux, transnationaux et/ou transfrontaliers ne sont aujourd’hui véritablement intégrés ni dans un cadre national ni en dehors de celui-ci. Ils sont mis au purgatoire présent des histoires et des récits des différentes collectivités parmi lesquelles elles ont vécu autrefois et vivent actuellement.
Compte tenu de la dissolution des espaces sociaux et humains, on pourrait dès lors penser que les mémoires des membres de ces minorités ne pourraient plus être ancrées dans des lieux et reliées à leur contexte historique. Cependant, bien que leurs relations et leurs identifications avec ces espaces aujourd’hui disparus varient, nombre d’entre eux en ont maintenu le souvenir et les ont parfois transformés en « patries culturelles » (Trier, 1996; Voutira, 2012), cultivant une attitude « rétrotopique » (Bauman, 2019) et des formes alternatives d’Histoire (Baussant, 2019). Qui plus est, leurs passés et leurs traces diverses se voient aujourd’hui investies, de manière différente dans les sociétés de départ et d’accueil, par divers acteurs sociaux dans la sphère publique, voire revalorisés sur un mode de consommation nostalgique, et fournissent parfois la matière à des « pédagogies du ressentiment ».
Comment expliquer cela ? Est-ce en raison de leur puissance idéologique, que traces, mémoires vives et imaginaires de ces passés constituent encore des forces sociales actives, à l’intérieur et au-delà des cadres nationaux ? Qu’ils persistent sous des formes complexes, parfois connectées, souvent en marge ou à la lisière des interprétations historiques, dans et à travers les paysages, les récits, les habitudes, les langues, les pratiques et les environnements ? Ou est-ce parce que « la terre, dans sa profondeur, n’oublie pas » (Benvenisti, 2000 :6) ? De fait, ces « postsigns of memory » qui évoquent des paysages disparus, révèlent l’impact durable des passés dans le présent de ces minorités vaincues, sur différents espaces matériels et sociaux des pays européens et au-delà, si tant est que le « paysage est le travail de l’esprit » et que « son décor est construit autant à partir des strates de la mémoire que des couches de roches » (Schama, 1995 :7 ; Halbwachs, 1941).
Ce projet ne vise donc pas à reconstruire l’histoire de ces populations, ni à les comparer dans une perspective historique. Il entend offrir de nouvelles connaissances critiques sur les multiples formes persistantes des passés (post)impériaux européens le long des anciennes frontières extra- et intra-européennes et sur leurs usages divers et parfois connectés, notamment comme instruments de la politique contemporaine : qu’il s’agisse de l’instrumentalisation des Allemands des Sudètes dans les débats sur l’élargissement de l’UE ou de la question en Italie des esuli (réfugiés/migrants de Yougoslavie) qui a conditionné l’entrée de la Slovénie dans l’UE.
Pour ce faire, il entend décrire les effets de ces passés dans le présent, leurs formes complexes et ambiguës de présence et d’absence, d’exclusion et d’inclusion dans les territoires où ces populations ont disparu et dans ceux où elles ont transporté et parfois transposé, de manière symbolique et matérielle, leurs héritages et leurs imaginaires. S’appuyant sur un choix de cas différents – minorités expulsées de Prusse orientale et de Silésie, Allemands des Sudètes et de Bucovine, Italiens de l’ex-Yougoslavie, minorités « étrangères » ou « locales » d’Egypte, Portugais d’Angola et du Mozambique -, à partir d’un ancrage fort sur des terrains, il croisera de manière inédite les mémoires des déplacés et de ceux qui ont habité ou continué d’habiter les espaces culturels et physiques après eux, offrant des images en miroir, décalées, distordues ou aveugles.
A travers d`un corpus de pratiques collectives diverses (commémorations, créations de musées « communautaires », sites Web, préservations de lieux, recréation de géographies symboliques ancrées dans des espaces matériels etc.) et de récits, l’idée est de mettre au jour une cartographie stratifiée et multiforme des lieux, des histoires et des souvenirs, en s’appuyant sur la transversalité des cas, la mise en miroir des points de vue, la collecte de données ethnographiques et la production d’une base de données. Un tel travail servira aussi de base empirique pour une réflexion sur les normes de la patrimonialisation autour de ces passés, sur ce qui est valorisé et sur ce qui n’est intentionnellement pas valorisé, sur ce qui est laissé en ruines et pourquoi.
À l’initiative de Michèle Baussant, anthropologue et directrice de recherches au CNRS, ce projet Tandem est également porté, côté tchèque, par Johana Wyss, anthropologue et chercheure à l’Académie tchèque des sciences. Maria Kokkinou, anthropologue et postdoctorante au Cefres et à l’Université Charles, est aussi membre de l’équipe Tandem.