AAC | La traduction des sciences humaines et sociales

La traduction des sciences humaines et sociales

Le colloque jettera un éclairage nouveau sur la situation du transfert intellectuel et de la traduction en Europe en observant les différences et les similitudes entre l’Europe occidentale et l’Europe centrale et orientale. Soucieux d’alimenter la discussion et d’échanger idées et expériences, les participants chercheront des réponses aux questions suivantes 

Date : 15 et 16 mai 2025
Lieu du colloque : Institut de littérature mondiale de l’Académie slovaque des sciences, Bratislava, Slovaquie
Comité organisateur : Katarína Bednárová, Silvia Rybárová, Ján Živčák (Institut de littérature mondiale, Académie slovaque des sciences)

La science est l’un des facteurs les plus importants de la vie culturelle. C’est elle qui donne le pouvoir aux nations. Puissant catalyseur du développement culturel, elle constitue une activité éminemment morale dont le perfectionnement est un devoir sacré de l’homme.
Ján Lajčiak : La Slovaquie et la culture (1920)

La traduction a favorisé l’essor de la civilisation et de l’érudition européennes dès l’Antiquité romaine. Au fil de l’histoire, elle a revêtu des formes variées, à commencer par la traduction de textes sacrés qui est devenue la pierre angulaire de plusieurs littératures nationales. Parmi d’autres jalons importants de la traduction, on citera la translatio studii et le rôle des grands centres culturels de l’Occident médiéval (en particulier Tolède avec son école de traducteurs) dans la diffusion des connaissances antiques, ou encore la différenciation progressive et, somme toute, très provisoire entre traduction littéraire et traduction spécialisée. La seconde moitié du XXe siècle, quant à elle, a vu naître des typologies plus nuancées, établies par la nouvelle génération de théoriciens sur la base du genre du texte original ou de la nature des pratiques traductives (traduction littéraire, technique, pragmatique, épistémique, philosophique : J.-R. Ladmiral, K. Reiss, M. Lederer, T. Milliaressi, etc.). À l’heure actuelle, est explorée la traduction des sciences humaines et sociales comme un moyen de circulation des idées et du capital symbolique dans une situation d’asymétrie des cultures, des langues et des champs académiques (P. Bourdieu).

À mesure que l’espace géopolitique se mondialise, les savoirs véhiculés par les traducteurs en sciences humaines et sociales (philosophie, sociologie, histoire, histoire de l’art, linguistique, théorie littéraire, théologie, etc.) s’inscrivent dans un contexte culturel et sociologique de plus en plus complexe. Certaines voix vont jusqu’à remettre en question la capacité des textes traduits à transmettre les savoirs de façon fiable. Toujours est-il que la traduction met en valeur les résultats de la recherche, protège le patrimoine intellectuel et témoigne des attitudes changeantes de la société à l’égard des sciences ; en ce sens, elle constitue l’un des éléments fondamentaux de la mémoire culturelle. En plus d’être un moyen d’acquisition des connaissances et un outil de travail indispensable à la recherche et à l’enseignement universitaire, la traduction de textes clés en sciences humaines et sociales crée progressivement un « thésaurus des savoirs », rend hommage aux grands penseurs, et fixe un corpus d’œuvres dont la disponibilité dans telle ou telle langue est un signe de prestige culturel.
Il serait même possible de voir dans la traduction des sciences humaines et sociales une véritable activité de recherche, un processus dialogique et interactif qui naît soit de l’intérêt du traducteur pour une tradition de pensée particulière, soit – dans une perspective plus pragmatique – de la nécessité de fournir un bagage de connaissances aux étudiants (traduction à des fins pédagogiques) et au reste de la communauté académique (traduction comme mode de diffusion scientifique).

Ainsi, le traducteur tient une position de médiateur entre différentes langues, différentes traditions de pensée et différents patrimoines intellectuels, ce qui n’est pas sans effet sur ses choix traductifs. En même temps, il joue le rôle de promoteur des savoirs, voire d’agent culturel au cas où l’auteur traduit serait un « classique ». Contrairement à la traduction littéraire, la traduction des sciences humaines et sociales devrait être confiée à des experts du domaine concerné. En effet, le texte traduit s’avère très sensible à tout ce qui peut nuire à sa qualité, qu’il s’agisse de facteurs externes (obstacles de nature institutionnelle, pressions idéologiques, censure) ou internes (incompétence professionnelle ou linguistique du traducteur, travail éditorial bâclé).

Axe 1

Dans quelle mesure les traductions existantes forment-elles un thésaurus de textes, un patrimoine littéraire et culturel propre aux différentes disciplines des sciences humaines et sociales ?

La traduction constitue-t-elle un transfert fiable de connaissances dans une situation de diversité et d’asymétrie des champs culturels, intellectuels et académiques ? Comment traduire un texte fortement attaché à la langue et aux techniques d’argumentation de la culture source ? Est-il souhaitable de produire un texte cible conforme aux normes stylistiques et discursives de l’espace d’accueil ?

A-t-on besoin de la traduction des sciences humaines et sociales dans un monde interconnecté où l’anglais est utilisé comme lingua franca ? N’est-il pas superflu de traduire dans une langue minoritaire un texte déjà traduit en anglais ? Que penser du nombre croissant de publications universitaires où les citations sont traduites à partir de leurs traductions anglaises plutôt qu’à partir de l’original ? La traduction de seconde main est-elle en train de regagner son prestige, ouvrant la voie à des inexactitudes et à des glissements de sens ?

À qui sont destinés les textes traduits ? Quel est leur intérêt pour les chercheurs en littérature, en sciences du langage ou en philosophie qui sont censés comprendre, ne serait-ce qu’approximativement, les langues de leurs maîtres à penser ?

Quel est l’avenir de la traduction des sciences humaines et sociales à l’heure où les chercheurs sont poussés à produire des savoirs exclusivement en anglais ? Quelles sont les conséquences possibles de ces tendances ? L’interruption des flux de traduction limitera-t-elle l’accès aux savoirs pour certains groupes de lecteurs (étudiants, amateurs, etc.) ? Le non-traduire peut-il appauvrir la langue, la culture, la puissance intellectuelle de l’espace d’accueil ?

Axe 2

Comment les traducteurs en sciences humaines et sociales gèrent-ils les conflits entre les savoirs transmis et la situation historique, géopolitique et idéologique de l’espace d’accueil ?

Par quels biais la traduction participe-t-elle à la diffusion des savoirs, à l’endoctrinement (la mise en place d’un filtre idéologique) et à la démocratisation (le rétablissement de l’accès aux connaissances) ?

Quelle est la forme des traductions à visée idéologique, produites soit pour soutenir, soit pour saper la doctrine qui sous-tend le texte original ?

Dans quelle mesure l’absence de traductions est-elle une conséquence d’interdictions et d’effets de censure ? Les textes non traduits deviennent-ils des lacunes dans la chaîne de circulation et de partage des savoirs ? Quel est l’intérêt et quelles sont les retombées des traductions tardives qui apportent des idées désormais obsolètes ?

Axe 3

Quel est le rôle du secteur de l’édition dans le transfert des connaissances, théories et concepts d’une langue à l’autre (cadres institutionnels, gestes et intentions des éditeurs, missions des maisons d’édition, collections et anthologies, traductions publiées uniquement dans des revues) ?

Les pratiques traductives changent-elles en fonction du genre du texte original (texte philosophique, texte de théorie littéraire, etc.) ? Comment traduire un texte génériquement hybride, proche des belles-lettres (essai littéraire, traité de théorie ou d’histoire de l’art, texte spirituel) ? Dans quelle mesure la traduction des sciences humaines et sociales est-elle une activité de recherche proprement dite ?

Quelles sont les modalités de présentation matérielle des traductions ? Quelles stratégies discursives trouve-t-on dans les paratextes (notes, commentaires, préfaces et postfaces, etc.) ? Quel est le rôle du livre dans le processus de réception des savoirs (l’aspect visuel du livre en tant que dispositif de valorisation, de dévalorisation ou d’occultation de son contenu) ?

Les communications, en français ou en anglais, relèveront des domaines suivants :

  • La traduction des sciences humaines et sociales dans une perspective historique
  • Les cadres institutionnels de la traduction et du transfert des savoirs
  • Le traduisible et l’intraduisible en sciences humaines et sociales : concepts, termes, types de textes, techniques d’argumentation, conventions stylistiques
  • Les grands penseurs des sciences humaines et sociales en traduction (études de cas)

Les propositions de communication (titre et résumé de 1 800 caractères au maximum, brève notice biographique) sont à envoyer avant le 30 juin 2024 aux adresses suivantes :
katarina.bednarova@savba.sk ; silvia.rybarova@savba.sk ; jan.zivcak@savba.sk

Les propositions seront évaluées par le comité scientifique du colloque. Les participants retenus seront avertis avant le 30 novembre 2024.

Bibliographie indicative :

  • BACHMANN-MEDICK, Doris (Hg.), Übersetzung als Repräsentation fremder Kulturen, Berlin: Erich Schmidt Verlag, 1997.
  • BAKER, Mona, Translation and Conflict. A Narrative Account, London & New York: Routledge, 2006.
  • BERNER, Christian et Tatiana MILLIARESSI, La traduction : philosophie et tradition, Lille : Presses Universitaires du Septention, 2011.
  • BERRICHI, Alice, « La traduction en sciences sociales », Traduire, n° 227, 2012, pp. 16-28.
  • D’HULST, Lieven, « Traduction et transfert : pour une démarche intégrée », TTR, n° 22 (2), 2009, pp. 133-150, DOI 10.7202/044827ar.
  • D’HULST, Lieven, “How Translation Knowledges Travel in Space and Time”, in Comparing Literatures: Aspects, Method, and Orientation, eds. Alison Boulanger, Fiona McIntosh-Varjabédian, Stuttgart: ibidem-Verlag, 2022, pp. 21-42.
  • GONNE, Maud, MERRIGAN, Klaartje, MEYLAERTS, Reine and Helen van GERWEN (eds.), Transfer Thinking in Translation Studies. Playing with the Black Box of Cultural Transfer, Leuven: University Press, 2021.
  • HAMMERSCHMID, Beata und Hermann KRAPOTH (Hg.), Übersetzung als kultureller Prozeß; Rezeption, Projektion und Konstruktion des Fremden, Berlin: Erich Schmidt Verlag, 1998.
  • JACQUEMOND, Richard et Gisèle SAPIRO, « Traduire les sciences humaines et sociales : retour sur des enquêtes sociologiques et regards sur les pratiques en Israël et dans le monde arabe », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 36, 2020, pp. 223-234.
  • MAASS, Frank und Horst TURK (Hg.), Übersetzen, Verstehen, Brücken bauen. Geisteswissenschaftliches und literarisches Übersetzen im internationalen Kulturaustausch, Berlin: Erich Schmidt Verlag, 1993.
  • MARAIS, Kobus and Reine MEYLAERTS, The Routledge Handbook of Translation Theory and Concepts, London: Routledge, 2023, pp. 94-112.
  • MILLIARESSI, Tatiana et Christian BERNER (dir.), Traduire les sciences sociales, Paris : Classiques Garnier, 2021.
  • PONCHARAL, Bruno, « Le « Social Science Translation Project » et la traduction des sciences humaines », Hermès, n° 49, 2007, pp. 99-106.
  • POLTERMANN, Andreas (Hg.), Literaturkanon – Medienereignis – Kultureller Text. Formen interkultureller Kommunikation und Übersetzung, Berlin: Erich Schmidt Verlag, 1995.
  • POPA Ioanna, Traduire sous contraintes. Littérature et communisme, Paris : CNRS éditions, 2010.
  • ROCHLITZ, Rainer, « Traduire les sciences humaines », Raisons politiques, n° 2 (2), 2001, pp. 65-77.
  • SCHÖGLER, Rafael Y., « Les fonctions de la traduction en sciences humaines et sociales », Parallèles, n° 29 (2), 2017, pp. 36-45, DOI 10.17462/para.2017.02.03.
  • TONKIN, Humphrey and Maria Esposito FRANK (eds.), The Translator as Mediator of Cultures, Amsterdam: John Benjamins, 2010.
  • VANASTEN, Stéphanie, ROLAND, Hubert et Maud GONNE, « Introduction. À propos des paradoxes, échecs et malentendus dans les transferts culturels », Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 26, 2022, pp. 1-23.
  • WOLF, Michaela and Alexandra FUKARI (eds.), Constructing a Sociology of Translation, Amsterdam: John Benjamins, 2007.