Entre Pologne et Empire Ottoman : chroniques arméniennes d’Ukraine et de Roumanie à l’époque de la guerre de Trente Ans
Quatrième session du Séminaire interdisciplinaire francophone du CEFRES 2024-2025 : La carte et la frontière.
En 2023, nous avons commencé par interroger l’acte même de délimiter et de représenter (un territoire, une période, une trajectoire), bref, à l’aide du feu croisée de nos disciplines respectives, interroger la carte et la frontière.
Lieu : CEFRES, Na Florenci 3, Prague 1
Date : le vendredi 28 février 2025, de 10h à 12h
Langue : français
Intervenante : Eva Košťálová (Institut d’ethnologie, Académie tchèque des sciences)
Discutant : tbc
Resumé
La contribution intitulée « Entre Pologne et Empire Ottoman : chroniques arméniennes d’Ukraine et de Roumanie à l’époque de la guerre de Trente Ans» se porte sur les chroniques de la diaspora arménienne datant du XVIe et XVIIe siècle et provenant du territoire de la Pologne-Lithuanie (dite République des Deux Nations ou Rzeczpospolita). Les textes sont écrites soit en arménien de l’époque, soit en langue turque, variante kiptchak (arméno-coumane, arméno-kiptchak).
L’analyse du discours portera notamment sur les chroniques et les colophons de Lviv (Siméon Lehatsi), les chroniques de Kamianets Podilskyi (Oksent et John Kamenatsi) et de Kaffa (Khatchatur Ghrimetsi), etc. Les sources mentionnées ci-dessus pourraient fournir une perspective pour comprendre la période turbulente de la guerre de Trente Ans, les campagnes ottomanes contre la Rzeczpospolita ainsi que les interventions ultérieures de la Suède dans les régions d’Europe centrale, connues sous le nom de « Secondes guerres du Nord ». Avec les chroniques « mineures » écrites par Siméon Lehatsi/Siméon de Pologne (du point de vue de Zamość et de Lviv), les souvenirs de guerre des prêtres arméniens de Kamianets ou de Kaffa de Crimée dévoilent l’histoire compliquée de cette région spécifique et contribuent davantage à l’émergence de l’espace symbolique de la diaspora arménienne. De plus, ces chroniques correspondent à la période dite de la Grande Fuite (perçue dans le cadre de l’histoire ottomane) et à la période du « Petit Âge Glaciaire » dans la perspective eurasienne – soulignant la perméabilité des frontières (ou l’importance du seuil/liminalité), incluant certains aspects ethnographiques intéressants et révélant certains loci communes codifiés.
L’analyse textuelle des sources primaires dans une perspective historique comparative peut être fructueuse non seulement pour les historiens, mais aussi pour les ethnologues, les anthropologues, les experts en histoire des religions, les linguistes, les chercheurs dans le domaine de la littérature comparée et de nombreux autres. Les chroniques et les colophons arméniens du territoire de la Rzeczpospolita, dont la riche production a été témoin de l’apogée de Lehahayer (Arméniens de Pologne) au XVIe et XVIIe siècle, pourraient donner au lecteur un aperçu de la vie quotidienne de la diaspora arménienne dans des villes comme Lviv/Lemberg, Kamianets Podilskyi ou Zamość. Jusqu’à aujourd’hui, les registres de datastans (tribunaux) arméniens conservés comprennent de nombreux testaments, contrats commerciaux, accords prénuptiaux etc. En plus de cela, les Arméniens polonais ont également écrit – grâce à son culte du livre et à l’accent mis sur l’historiographie – des chroniques, des colophons ainsi que des récits de voyage. Ces sources offrent de nombreuses informations intéressantes sur la position spécifique de la communauté de Lehahayer dans le cadre des centres urbains polonais, sa lutte pour conserver les anciens privilèges, sa collaboration et sa rivalité avec d’autres minorités (juives, grecques) et la majorité (principalement des bourgeois polonais et allemands).
En général, les sources primaires peuvent également inclure des particularités (intéressantes pour les anthropologues) telles que par exemple la représentation de l’exorcisme des mauvais esprits du corps d’une femme en période post-partum, l’apparition de loups-garous, la description de miracles du XVIIe siècle ou la recherche d’asile et le sauvetage d’un condamné de la potence par une jeune fille jetant son voile sur lui (plus tard «médiatisé» par l’écrivain Henryk Sienkiewicz dans son célèbre livre Les Chevaliers teutoniques). Les chroniques d’Oksent et d’Hovhannes de Kamianets comprennent la depiction détaillé de la bataille de la forteresse de Khotin entre les forces ottomanes et les armées de la Rzeczpospolita. En parallèle, cette bataille est relatée dans les chroniques contemporaines des nobles polonais. Les chroniques se déroulent dans le contexte de la guerre de Trente Ans, de la période de la « Grande Fuite » ottomane et s’inscrivent dans le contexte plus large du Petit Âge Glaciaire. Ces chroniques peuvent également être considérées comme des sources indispensables non seulement dans le cadre de la formation de l’histoire ukrainienne et polonaise, mains aussi dans le contexte plus large de l’Europe Centrale, de l’Europe de l’Est ainsi que des Balkans.
De l’auteur
Doc. Petra Košťálová, Ph.D., est diplômée d’études arméniennes et d’ethnologie (Université Charles, Prague). Elle travaille actuellement comme professeure adjointe au Département des études d’Europe de l’Est (Université Charles). Ses recherches portent sur l’ethnicité, les stéréotypes et la mémoire collective, en se concentrant sur la région du Caucase (en particulier sur l’histoire, la littérature et la culture arménienne). Elle s’occupe surtout de l’analyse textuelle des sources primaires arméniennes datant des XVIe-XVIIIe siècles (chroniques, colophons, récits de voyage). Elle est l’auteur des monographies suivantes: The Stranger On the Road: Simeon from Lviv as the First Known Backpacker Travelling to Ottoman Empire (2024, en anglais), Siméon de Pologne, Récits de voyage 1608-1618 (2016, en tchèque), Les chroniques arméniennes de la région de lac Van, XVIe – XVIIIe siècles (2011, en tchèque), Images stéréotypées et mythes ethniques: identité culturelle de l’Arménie (2012, en tchèque), L’image de l’Autre dans les chroniques arméniennes (2010, en français) et Chansons de pays Naïri (2006, en tchèque) ; co-auteur du livre Catastrophe des chrétiens : l’extermination des Arméniens, Assyriens and Grecs en Empire Ottoman, 1914-1923 (2017, en tchèque) et Histoire de l’Arménie (2023, en tchèque).