Corporéité et politique, entre histoire médiévale et philosophie (CEFRES)

Eloïse Adde et Anne Gléonec.

Notre projet de recherche s’axe sur le thème de la corporéité, qui est par excellence ouvert à une démarche pluridisciplinaire. Si la corporéité peut en effet regrouper des disciplines, telles la philosophie et l’histoire médiévale, que l’on voit rarement œuvrer ensemble, ce n’est nullement au titre d’une problématique parmi d’autres, mais bien plutôt à titre de pierre de touche, de nœud gordien, des recherches actuelles en sciences sociales, dans le sens le plus large de l’expression.

L’effort de désobstruction de la problématique de la corporéité opéré par la philosophie française ne fut en effet jamais insulaire, puisque le propre de la démarche d’auteurs tels Merleau-Ponty, ou Bergson, fut justement – via l’analyse du corps propre – d’ouvrir la pensée philosophique aux sciences humaines, avec lesquelles il y avait jusqu’alors plus de combats que de connivences ; dans ce dialogue, c’est justement la science historique et l’anthropologie qui tiendront les premières places. Et c’est avec cette tradition philosophique française que le phénoménologue tchèque Jan Patočka entamera un dialogue serré, portant justement sur la question du corps et de la corporéité du social, dont on méconnaît encore trop en France la portée, que nous voulons dévoiler. Au seuil de l’émergence de l’Etat moderne, les deux derniers siècles de l’époque médiévale constituent quant à eux le laboratoire de la constitution d’un langage du corps métaphorique en politique.

Du caractère foncièrement pluridisciplinaire de la recherche sur le corps, il suffit encore pour s’en convaincre de rappeler le nom de Michel Foucault, qui avec Merleau-Ponty, représente sans doute au mieux une démarche d’emblée située au carrefour de la philosophie et de l’histoire, et dont nous héritons. Foucault est ici exemplaire, car avec la thèse du Bio-pouvoir, des instruments du pouvoir de l’Etat sur sa population vivante – pour l’élaboration de laquelle, philosophie, anthropologie, et histoire ne faisaient plus qu’un –, il a réinscrit dans un champ social contemporain extrêmement large un fait qui traverse autrement toute l’histoire politique. Sous l’influence de Canguilhem, dont la réflexion sur la vie biologique établissait que « le normal et le pathologique » n’avaient pas de fondement objectif mais étaient des constructions sociales, Foucault reconstituera la généalogie des normalisations sociales institutionnalisées (asiles, prisons), comme normalisation des corps ; l’exclusion relève alors de ce qui est considéré comme une pathologie par le pouvoir, mais un pouvoir dont nous apprenons par là-même à saisir les multiples pôles. Non seulement la corporéité se révèle donc ainsi être l’objet du pouvoir, mais aussi paradoxalement son sujet, en tant que moteur de l’exclusion et de la classification sociale. Dans ce droit fil, qui est bien héritage de la philosophie française, se développeront par la suite – en dialogue ténu avec ces deux autres figures que sont J. Deleuze et J. Derrida – les recherches anglo-saxonnes, actuellement centrales tant aux Etats-Unis qu’en Europe, sur les identités (nationales, ethniques, etc.) et sur la sexualité et le genre. Cet axe devenu capital dans la pensée socio-politique est sans doute la mise à nu la plus instante de la primauté du problème de la corporéité dans toute forme de société. Et il faut encore penser ici, en continuité, aux travaux politiques et philosophiques d’un C. Lefort, qui ont déroulé jusqu’en la modernité démocratique ce que Kantorowicz avait magistralement dépeint dans Les deux corps du roi : toute forme de société, se met en jeu et en scène – c’est-à-dire choisit le lieu du pouvoir – depuis une représentation d’elle-même comme corps. Que ce soit, comme dans la monarchie, sous la forme d’une incorporation hiérarchique sous l’égide du concept de filiation, sous celle d’un corps fusionnel indivis et égalitaire comme dans les sociétés archaïques, ou sous le rêve du « sans corps », d’une dé-liaison, dans nos démocraties modernes. Ajoutons que le système totalitaire ne peut lui-même sans doute se comprendre dans ses origines et dans la fascination qu’il exerça, qu’en tant que tentative phantasmatique – et donc pathologique – de refaire du corps, de re-fusionner le social. D’où aussi, la place essentielle qu’y tenait la représentation hygiéniste des corps – au pluriel cette fois –, et la prophylaxie sociale à elle attenante, qui feront « exploser » les dynamiques de la biopolitique. Or, si la recherche historique médiévale est ici essentielle, c’est qu’elle est le lieu où se déploie au mieux ce langage analogique/métaphorique du corps, mais de manière libre encore, non conceptuelle, ou théorisée.

À la fin du Moyen Âge (14e-15e siècles), le politique ne se conçoit en effet pas encore pour lui-même et l’analogie corporelle joue un rôle crucial dans l’élaboration d’une conscience et d’un langage politiques. C’est en effet à travers elle que le processus d’autonomisation du politique s’amorce dans la mesure où elle permet de nommer et d’identifier les nouveaux rapports de domination qui se mettent en place dans le contexte de la « genèse de l’Etat moderne », si bien analysée par J.-Ph. Genet. Mais cette analogie ne doit pas être comprise comme un objet figé, telle qu’elle apparaît dans les textes juridiques et normatifs qui l’utilisent pour définir les modalités du jeu politique. Notre ambition est en effet de décrypter les usages qu’elle suscite pour mieux saisir l’espace public médiéval et ses règles du jeu. Dans une perspective foucaldienne qui reconnaît la présence du politique dans tout rapport social et contre les simplifications de M. Weber et de J. Habermas qui établissent un lien de nécessité entre espace public et Lumières, nous rejoindrons la démarche de l’historien G. Althoff qui s’est efforcé dans ses travaux de retrouver la dynamique propre à la société médiévale en déconstruisant les cérémoniels et autres rituels auxquels les hommes, certes, se conformaient pour réhabiliter le rapport distancé, voire ironique, qu’ils étaient capables d’entretenir avec eux. Au Moyen Âge, le corps est partout immanent : représentation de la société pour structurer les rapports hiérarchiques entre la tête et les membres, il est également la cellule de base du jeu politique dans un système où l’individu, nié, n’a pas d’existence sociale. Récemment développée pour l’Allemagne, la France, l’Angleterre et la péninsule ibérique, ce type d’approche a fait peu d’émules en République tchèque, dans la mesure où le débat historiographique est monopolisé par les questions de l’identité nationale et du voisinage tchéo-allemand. Pourtant, la Bohême constitue par ses différences – notamment le rôle prépondérant joué par le corps que forme alors la noblesse – un cas limite qui apporterait un éclairage novateur sur le reste des études européennes.

Ce qui est ici en jeu, c’est donc la nécessité de comprendre comment ce langage ne se réduit pas à la simple métaphore poétique qu’on y voit généralement, métaphore qui ne laisserait aucune prise, aucune distance, entre les représentations du pouvoir et les sujets de l’espace commun, de n’être que l’affirmation vide et répétée, indiscutable parce que non discursive, d’un cérémonial dominant de part en part l’espace du vivre-ensemble, au point que celui-ci ne puisse porter le nom de « public ». Or, c’est dans le questionnement de la différence entre les niveaux de discours et de représentations, de la différence entre les diverses formes d’analogie – symbolique, typique, mathématique –, et la métaphore sur laquelle on la rabat illégitimement, que la philosophie vient à l’aide de la lecture d’un temps historique encore trop méconnu, surtout dans cette dimension politique qu’on lui a tant refusé. Et réciproquement, l’exemple-limite du bas Moyen Age remet en question les oppositions massives que la philosophie découpe encore trop souvent dans la lecture des formes de société, jouant inlassablement les seules catégories de l’Un et du multiple, alors que l’analogie entre le corps et le corps politique – dont l’histoire traverse les temps jusqu’en la conceptualisation même de la « biopolitique » – en a inventé une multiplicité de visages. Multiplicité que nous voudrions regagner donc, via le dialogue serré – mais non exclusif – entre l’exemple de la Bohême médiévale et la lecture phénoménologique de l’histoire et des possibles du et des corps, qui toujours sous-tend – ce que l’on n’a justement pas encore pensé – l’auto-représentation des sociétés.