Un projet mené dans le cadre du programme de recherche SAMSON : Sciences, Arts, Médecine et Normes Sociales, développé par Sorbonne Université (Paris), la Faculté des lettres de l’Université Charles (Prague), l’Université de Varsovie et le CEFRES.
Le projet « Nature(s) et Normes », mis en œuvre en coopération entre l’Institut de la culture polonaise et l’UMR 8224 EUR’ORBEM, en partenariat avec le Centre français de recherches en sciences sociales à Prague, propose de mener une série de séminaires et workshops, dont le principe directeur est d’analyser le processus de formation des normes sociales. Il s’agira d’interroger l’ordre normatif de la modernité dont les représentations et les concepts seront perçus au croisement de l’art, de la littérature, des sciences sociales et naturelles ainsi que du discours médical. L’attention des chercheuses et chercheurs portera sur l’Europe centrale et orientale, prenant en compte également la Russie et ses processus normatifs en période de modernisation intensive. Il s’agira de la période cruciale pour le développement de la modernité européenne, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.
Les particularités des processus de modernisation ainsi que leur compréhension et description dans les domaines susmentionnés échappent aux catégories communément admises, telles qu’aspiration et imitation, retard et rattrapage. Certes, la démocratie libérale n’a jamais été un point fort des aires culturelles en question, mais cela ne signifie pas qu’elles n’ont pas pour autant développé des idées et des pratiques sociales dont la nature peut être qualifiée de modernisation contre-hégémonique : initiant et respectant des mouvements d’émancipation et leurs émanations politiques, formant des idées de coopérativité et de mouvement coopératif, concevant des réseaux horizontaux comme importants pour le processus de démocratisation, et enfin — ouvrant de nouvelles directions tant dans l’art que dans le domaine des sciences sociales, naturelles et médicales. Nous partons de l’hypothèse de travail selon laquelle les attitudes et les textes formés dans des conditions profondément autoritaires (et c’est le cas dans les domaines qui nous intéressent aux XIXe et XXe siècles) pourraient favoriser les processus de changement social, créer des modèles alternatifs de règles de la vie sociale et constituer ensemble une réponse intéressante au modèle de culture capitaliste et ses conséquences diverses. Dans ce cadre, les membres du projet exploreront à la fois l’élaboration de politiques d’État, des pratiques individuelles scientifiques et artistiques, la naissance et l’évolution de réseaux qui favorisent la diffusion des idées issues de la modernisation dans ces aires culturelles, ainsi qu’ils œuvreront dans le champ de l’histoire des idées.
Le projet de recherche sera mis en œuvre à travers des séminaires et des workshops autour des deux questions principales : comment les flux entre les domaines importants de la modernisation (art, médecine, sciences sociales et naturelles) ont-ils façonné le cadre des normes sociales en Europe centrale et orientale ? Et inversement, comment des normes sociales bien établies, bien que différenciées selon les régions et les classes, ont influencé les orientations du développement des pratiques scientifiques et artistiques ?
La recherche sur ces enjeux a été déjà initiée tant par les travaux de l’équipe polonaise (les chercheurs et chercheuses traitant des questions de normes de corporalité, de déterminants socio-historiques des normes de sexualité ou de droits reproductifs, de sémiotisation de la nature, etc.), de l’équipe tchèque (depuis 2016, l’axe de recherche n° 2 du CEFRES intitulé « Normes et transgression » a déjà résulté en plusieurs publications et événements scientifiques) que par l’équipe française (dès 2020 en la forme du projet SAMSON « Sciences, Arts, Médecine et Normes Sociales », voir le site dédié au projet: www.samson.hypotheses.org). Conçu ensemble par les deux équipes, le plan de travail pour la période couverte par la candidature a été élaboré lors d’un workshop (Varsovie, mars 2022).
L’enchevêtrement de ces deux expériences favorise et amplifie le caractère interdisciplinaire du programme de recherche. Les séminaires prévus concernent des problématiques à la frontière des sciences humaines (études littéraires, études culturelles, histoire du cinéma et de la photographie, sociologie ou histoire des sciences) ainsi que naturelles et médicales. Nous nous proposons d’élaborer conjointement de nouvelles perspectives dans l’étude des discours, des expériences et des phénomènes sociaux importants pour le processus de modernisation. Les droits reproductifs et les discours qui les régissent, le cadre de la « forme physique » et du « handicap », les régimes de la corporalité et de la sexualité, la gestion des ressources naturelles et l’implication des phénomènes naturels dans les processus de construction de la nation — pour n’en citer que quelques-uns sujets qui seront traités — sont des questions solidement ancrées dans l’histoire de la modernisation. Or, il s’agit également des sujets tout aussi cruciaux dans les conflits contemporains, dont ceux concernant les politiques inclusives, les préjugés et les langages d’exclusion. Nous nous intéressons également à la sémantisation du paysage (mise en œuvre par les États à la fois pour entretenir certaines formes de mémoire — comme la mémoire héroïque ou monumentale, et pour en réprimer d’autres — dans le cas d’expériences de traumatisme et de honte, comme la Shoah).
Complémentarité des équipes : construction du savoir et sa diffusion auprès de la société civile
L’étude des normes sociales, la reconnaissance de leurs sources, l’analyse de leur variabilité historique et l’interrogation de leur « naturalité » sont autant d’enjeux de recherche qui permettent de porter un nouveau regard sur la dynamique des processus de modernisation, aussi bien en Europe occidentale qu’en Europe centrale et orientale. Sans perdre son caractère académique, le projet s’inscrit dans les vifs débats de notre époque, dans lesquelles la question de la définition des normes sociales est au centre des discours politiques, de la conception sociale et de l’expérience humaine quotidienne. Ainsi, le projet « Nature(s) et normes », tout en maintenant la discipline du travail de recherche, franchit les frontières de l’académie traditionnellement comprise. L’engagement pluriannuel des équipes de l’Institut de la culture polonaise dans la construction de la société civile, l’animation de la culture au sens large et la participation dans les débats sociaux contemporains constituent un apport précieux pour tous les membres. En retour, les expériences de recherche et le réseau international des collaborations acquis par les équipes françaises seront un complément utile à la partie polonaise. Les bonnes pratiques de la partie polonaise consistant à mener de front la recherche académique avec la diffusion des savoirs et l’engagement dans le fonctionnement de la société civile par divers biais (débats, workshops, événements culturels, etc.), entreraient en un dialogue fructueux avec les nouvelles méthodes de rayonnement de la recherche élaborées actuellement en France. Entre ces deux pôles, le rôle pivot de l’équipe du CEFRES dans la constitution des collaborations de recherche franco-tchèques et (centre-)européennes en sciences humaines et sociales sera un complément précieux, s’appuyant en particulier sur ses liens privilégiés avec l’Université Charles et l’Académie tchèque des sciences grâce à la Plateforme de coopération scientifique, fondée en 2015.
Ce projet visant à développer des synergies de recherche durables d’envergure européenne serait un prolongement des travaux déjà effectués par l’équipe de l’UMR EUR’ORBEM. La dimension interdisciplinaire a pu être renforcée, lors de ce travail, grâce à l’implication des « Humanités biomédicales » (Sorbonne) dans la réalisation du projet SAMSON. Après deux années de recherche préliminaire, l’ouverture internationale par-delà les cloisonnements habituels Est-Ouest serait nécessaire afin d’étendre, renforcer et pérenniser les collaborations déjà initiées. Les chercheuses et chercheurs de l’UMR 8224 Eur’ORBEM bénéficient d’un réseau de recherche international de longue date avec les pays dont ils étudient les cultures ainsi que d’autres institutions européennes et américaines. Les membres de l’équipe ont publié plusieurs articles et livres dans les langues et les pays qu’ils étudient. Le projet contribuera à étendre et renforcer le réseau de collaborations existant à l’aide d’un partenariat institutionnel avec l’Université de Varsovie, avec laquelle nos équipes travaillent depuis plusieurs années tant au niveau éducatif (par ex., le Master double franco-polonais fondé il y a plus d’une décennie) que scientifique (parmi les nombreux colloques et journées d’étude co-organisés, citons ceux sur la relation symbiotique entre psychanalyse et littérature, 2014 ; la création artistique au féminin, 2016 ; émotions et soins, 2018 ; la normativité dans les discours sur la mémoire 2018 ; circulation des concepts entre littérature, science et philosophie, 2018). Le présent projet pourra s’appuyer également sur les ressources de l’alliance universitaire européenne 4EU+, dont font partie les universités de Sorbonne, Varsovie et Prague.
Le projet comprend par ailleurs une forte composante de la formation par la recherche. Il prévoit d’intégrer plusieurs doctorants de Sorbonne Université (Astrid Greve Kristensen, Tatiana Drobot, Vojtěch Pojar), ainsi que deux postdoctorants (Mathieu Lericq, Fedora Parkmann) afin de leur permettre de collaborer à la fondation d’un réseau scientifique international, de présenter leurs projets de recherche en lien avec le projet. Ils seront intégrés dans toutes les étapes du développement du projet (coordination des séances, gestion administrative, etc.). Le carnet de recherche commun sera également alimenté par les publications des doctorantes et doctorants des deux universités (les rubriques seront notamment les comptes rendus, recensions, traductions, veille documentaire).