L’axe de travail de l’équipe « Archives et interculturalité » se donne comme objet de comprendre la philosophie contemporaine à partir de l’étude de ses documents manuscrits et archives. Quelle est la part jouée par l’écriture dans les processus de création conceptuelle ? Cette approche permet de repérer les ancrages existentiels et historiques de l’ensemble varié de pratiques de pensée qu’on appelle « philosophie », et de mieux en comprendre, ainsi, les textes et les idées, ainsi que son ancrage dans les horizons culturels qui l’ont marquée.
Alors qu’on songe à la philosophie en termes de « pure abstraction », l’étude des manuscrits permet une approche dynamique, diachronique et génétique de l’écriture de ses textes, compris en tant que traces matérielles d’autant de pratiques d’échanges et de partage. On écrit la philosophie dans le but de traduire en mots sa propre pensée. Cela passe par des choix de formes, de genre, et de stratégies littéraires, qui nous parlent à bien voir des limites épistémiques, des ambitions et des images de soi que la recherche conceptuelle s’est données dans son histoire contemporaine.
L’observation des phases de la genèse des textes, les hésitations et repentis de l’écriture, nous donnent une image du penseur-écrivain dans sa bataille avec l’ange du langage. Alors que le penseur tente de traduire sa propre expérience en une expression « pure » aux limites du medium du langage, l’écrivain en lui cherche à appuyer l’exploration théorique sur une variété de codes, langues et langages, en servant souvent d’une terminologie empruntée à plusieurs traditions pour garantir bonne allure à sa propre tentative de verbalisation innovante.
Un tel regard sur le chantier du philosophe nous montre ainsi toute théorie comme une pratique langagière et interculturelle en soi. En même temps, l’étude de ces phénomènes de l’écriture rend visibles les conditionnements culturels d’une théorie qui se veut abstraite et neutre, absolue et universelle, et nous met sur la trace du penseur frayant son chemin à travers différentes traditions de pensée, langues et codes d’expression partagés.
L’équipe « Archives et interculturalité », composée de Benedetta Zaccarello, initiatrice du projet, et de Thomas Mercier, post-doctorant, anime différentes recherches visant à mettre en lumière ces enjeux du discours philosophique. Nous explorons notamment les aspects multiculturels et interlangagiers de certains auteurs philosophiques contemporains tout en signalons la valeur intrinsèquement politique de la conservation et de l’étude de ces documents de travail du philosophe.
Les archives restent en effet un recours incomparable contre toute instrumentalisation idéologique de la pensée qu’elles véhiculent, alors qu’elles nous montrent la théorie comme un dialogue constant entre cultures et traditions différentes. En ce sens, un tel projet s’inscrit très naturellement dans le contexte culturel de Prague, marqué par l’histoire des Archives Jan Patočka, partenaire privilégié de notre équipe.
Parallèlement aux recherches personnelles des membres sur les manuscrits d’Aurobindo Ghose et Jacques Derrida notamment, l’équipe organise cette année un colloque international (7-9 juin 2018) sur l’écriture de la philosophie, réunissant un grand réseau de spécialistes en provenance de l’Europe et de l’Inde. Aussi nous mettons en place actuellement une échange étroit avec l’Institut français de Pondichéry autour de la question des archives à partir d’une comparaison de la valeur de cette notion au sein des traditions indienne et européenne, cherchant à mettre en lumière également les enjeux post-coloniales des pratiques et des théories liée à l’archivage.
Illustration : Manuscrit de Paul Valéry, copyright BNF.